Amazone, la rivière à l’envers
Actu IRD

15 octobre 2019

Thierry Oberdorff, Bernard Hugueny, Céline Jézéquel, Pablo Tedesco

La répartition atypique des espèces de poissons dans le bassin de l’Amazone surprend les écologues. Elle pourrait témoigner d’une histoire géologique mal connue.

L’Amazone n’est décidément pas un fleuve comme les autres ! De façon inattendue, les récents travaux des scientifiques de l’UMR EDB révèlent ainsi que sa biodiversité est plus abondante près des sources qu’à l’embouchure. « Cette répartition inédite pour un système hydrographique aboutissant dans l’océan, pourrait apporter de l’eau au moulin de certains géologues, qui soutiennent que la configuration actuelle de ce grand fleuve est probablement récente, datant de moins de deux millions d’années », explique l’écologue Thierry Oberdorff.

Regroupement des données

L’étude de la répartition des espèces de poisson à l’échelle du vaste bassin de l’Amazone n’était pas possible jusqu’à présent. Les données sur les populations de poissons étaient en effet parcellaires et dispersées auprès de chaque pays de la région. « Dans le cadre du projet européen Amazon fish, nous avons collecté toutes les sources d’informations sur le sujet, dans les musées, chez les partenaires scientifiques, dans la bibliographie, la littérature grise, les atlas en ligne, etc. indique le spécialiste. Puis nous les avons nettoyées et harmonisées, pour finalement les intégrer dans une base de données commune. » Grâce à cet outil, qui recense 18 000 sites d’échantillonnage et 2 257 espèces, les scientifiques ont désormais une vision globale de l’importance de la faune aquatique amazonienne. Pour en étudier la répartition géographique, ils ont subdivisé le bassin en 97 zones d’au moins 20 000 km2 chacune. Et ils ont eu une surprise…

 
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Distribution atypique des espèces

« Nous avons découvert des modèles de répartition de la richesse spécifique totalement atypiques, révèle-t-il. Dans ces sous-bassins hydrographiques, comme dans l’ensemble du bassin de l’Amazone, les espèces sont en général moins nombreuses à l’aval qu’en amont ! C’est l’inverse de ce que l’on attendait… » L’archétype en la matière, valable pour presque tous les cours d’eau du monde, correspond en effet à une richesse en espèces augmentant des sources vers l’embouchure, selon un gradient de croissance linéaire. Cela s’explique aisément : les zones amont sont plus isolées, le courant y est plus fort, rendant la colonisation plus difficile. Et l’habitat et les ressources y sont moins disponibles que dans les grands volumes d’eau à l’aval. « Seuls les systèmes hydrographiques s’asséchant à l’aval, dans les zones désertiques du globe, connaissent une diversité supérieure en amont, ce qui n’est pas du tout le cas du bassin amazonien », précise le chercheur. Cette configuration inverse est à peu près impossible à expliquer au niveau écologique, d’autant que les scientifiques ont testé tous les facteurs actuels susceptibles d’influer sur la richesse : variables climatiques, habitat, etc. « Les modèles numériques montrent tous que l’aval devrait être beaucoup plus riche en espèces, il faut donc chercher ailleurs, dans l’histoire géologique de la région notamment, les causes de cette anomalie écologique », indique Thierry Oberdorff.

 
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Passé géologique débattu

Cette histoire, telle que l’ont reconstituée les spécialistes, pourrait bien expliquer l’étrange distribution de la richesse aquatique amazonienne. « Le bassin aurait été naguère coupé en deux par une cambrure géologique, l’arche Purus, à l’emplacement de l’actuelle confluence entre la rivière du même nom et l’Amazone, explique le chercheur. Les eaux situées à l’ouest de cette cambrure constituaient un vaste marécage à l’intérieur du continent, celles situées à l’est s’écoulant directement vers l’océan Atlantique. » Plusieurs hypothèses sont débattues quant à la disparition de cette arche en tant que barrière entre les deux masses d’eau. Certains la font remonter à dix millions d’années, d’autres à neuf, sept, cinq, deux millions d’années, voire plus récemment encore… « La distribution spécifique suggère que les poissons n’ont pas achevé la colonisation du milieu tel qu’il est aujourd’hui et cela étaye plutôt l’hypothèse d’une transformation assez récente du cours de l’Amazone, il y a moins de deux millions d’années », estime-t-il. Ces résultats, qui seront affinés par des travaux de phylogéographie, plaident contre la multiplication des barrages à l’œuvre sur l’ensemble du bassin hydrographique : ils viennent perturber un système écologique encore jeune et en pleine construction.

 

Réference

Unexpected fish diversity gradients in the Amazon basin, Thierry Oberdorff, Murilo S. Dias, Céline Jézéquel, James S. Albert, Caroline C. Arantes, Rémy Bigorne, Fernando M. Carvajal-Valleros, Aaike De Wever, R. G. Frederico, Max Hidalgo, Bernard Hugueny, Fabien Leprieur, Mabel Maldonado, Javier Maldonado-Ocampo, Koen Martens, Hernan Ortega, Jaime Sarmiento, Pablo A. Tedesco, Gislene Torrente-Vilara, Kirk O. Winemiller, Jansen Zuanon, Science Advances, 1 septembre 2019.

Source IRD